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© La Scala
Interview par Nicolas di Tullio
Frédéric Biessy
Nouveau propriétaire et directeur de la Scala

Il y a quelques jours, nous avons rencontré* le nouveau directeur de la Scala, Frédéric Biessy. Il a répondu à quelques-unes de nos questions sur son parcours, sur la Scala et sur son histoire...
Nicolas di Tullio: Parlez-nous de votre parcours en quelques dates...
Frédéric Biessy: J'ai fait des études de droit, que j'ai quittées avec grand plaisir pour aller faire du théâtre, et puis j'ai monté ma compagnie, qui est devenue ma maison de production et qui est maintenant devenue la propriétaire de la Scala. À 22 ans, j'ai monté Les Petites Heures, qui ont acquis la Scala après un parcours de producteur privé qui n'accompagnait que des artistes du théâtre public.

N.D. : Quelle était sa ligne artistique?
F.B. : La ligne artistique de la Compagnie était la même que celle de la Scala. Ce que j'ai voulu faire au départ, c'était reproduire ce que je trouvais de formidable dans les salons littéraires du XIXème. Non pas sur la forme, ou sur le côté mondain, mais j'ai toujours été impressionné que quelqu'un comme George Sand puisse faire traverser la France, en trois jours et trois nuits de fiacre, à des gens comme Flaubert ou Chopin, pour s'enfermer dans une maison pendant trois mois pour se raconter des histoires, échanger et du même coup faire naître la grande littérature et la musique du XIXème. Ces salons obligeaient les artistes de tous bords à se croiser, à se rencontrer et, au bout du compte, à créer un mouvement, une pensée qui, artistiquement, étaient beaucoup plus riches que le cloisonnement, assez fort, auquel on assiste aujourd'hui. Mon but était donc de se faire rencontrer les artistes et de leur faire faire des choses inhabituelles pour eux. La Scala c'est "une chambre de combustion" faite pour accélérer les particules de ce phénomène là.

N.D.: Parlez-nous de l'histoire de la Scala.
F.B. : La Scala m'a totalement embarqué parce que j'ai compris assez rapidement, grâce à son histoire, que c'était LE lieu éphémère par excellence. Ce lieu renaît de ses cendres tous les 50 ans. À chaque fois, ça a été le lieu emblématique de l'activité qui s'y développait. En 1873, la Scala était un café concert, grâce à la propriétaire qui en a fait une réplique de la Scala de Milan, afin de devenir le plus grand café concert de Paris. Ça a eu un succès fou: c'est là que Mayol, Max Dearly ou Mistinguett ont débuté. Après la crise de 1929, les cafés concerts se sont effondrés. La douzaine de survivants, sur les 200 cafés concerts parisiens existants, comptaient parmi eux la Scala et l'Eldorado. Si la Scala s'est maintenue, c'est parce qu'elle est devenue un cinéma: le plus beau cinéma Art Déco et de première exclusivité de Paris. Le propriétaire demande alors à l'architecte Maurice Gridaine de transformer la salle. Tous les films de la Nouvelle Vague y sortent. Dans une troisième vie, en 1977, la Scala devient un cinéma porno. Pour pouvoir diffuser plusieurs films en même temps, la salle est divisée en cinq plus petites salles, et, sans le savoir, le propriétaire invente ici le premier multiplex parisien. Même lors de cet épisode, moins "noble" pour certains, la Scala a été une salle novatrice. En 1999, lors de sa revente, le lieu a failli devenir le lieu de culte d'une Église baptiste nommée secte: l'Église Universelle du Royaume de Dieu. Cela n'a pas été possible, les politiques s'y sont opposés. Mais j'ai pu voir les plans de ce temple, et même si l'arrangement n'est pas à mon goût, cela aurait pu être un énorme palais en blanc et or: c'était incroyable. Lorsque nous l'avons rachetée, il y avait tous les stigmates de son passé sur les murs, nous aurions pu garder cette histoire. Nous avons décidé de créer "une boîte dans la boîte" et d'en faire un théâtre entièrement modulable. Pour cela, nous avons fait appel à Richard Pelluzi, et il a réussi à faire de ce théâtre un théâtre transformable à son maximum, comme nous le souhaitions. À quelques jours de l'ouverture, je suis fier du résultat. Cette salle est belle par ses proportions de folie!

N.D. : Quelle est l'ambition de la Scala?
F.B. : L'ambition de la Scala, c'est de ne donner aucune leçon à personne. Je suis un fan de théâtre public, j'ai aussi vu des choses du théâtre privé formidables. Et j'aime l'Histoire: je n'oublie pas que l'on doit énormément au théâtre privé. La Scala, c'est une espèce de chose matinée entre les deux. Le théâtre privé met à l'épreuve les spectacles qu'il présente au public sur la durée, ce qui n'est pas rien. Au théâtre public, on donne la capacité aux artistes de travailler avec des équipes plus importantes et donc de travailler sur des spectacles beaucoup plus aboutis. Donc travailler avec les théâtres publics pour leur donner la possibilité de travailler sur une durée beaucoup plus longue, c'est intéressant.

N.D. : Donc la Scala est un mix entre le privé et le public?
F.B. : Tous les journalistes m'ont toujours dit "C'est étrange, vous êtes un producteur privé, et vous ne faites que du public!". Alors oui c'est le cas, mais c'est vous qui êtes arque-boutés sur cette notion là. Tous les artistes qui sont venus ici n'en ont rien à faire de savoir s'ils jouent dans un théâtre privé ou public. Regardez: le public a découvert le spectacle de Depardieu qui chante Barbara aux Bouffes du Nord. Tout le monde y est retourné au Cirque d'Hiver. Est-ce qu'une seconde le public s'est dit, "Je passe du public au privé?". Jamais! Le public s'en fiche, et les artistes aussi. Si ce lieu est à Mélanie et moi sur le papier, il est avant tout aux artistes. Ils se sont emparés de ce lieu avant même que les travaux commencent. La Scala n'est plus à nous, elle est à Thomas Joly, à Yoann Bourgeois, à Yasmina Reza... Lorsque je demande à Annette Messager de venir faire le premier fauteuil de la Scala, c'est parce que j'aime ce que fait Annette Messager. Si elle me répond oui, on va dire de moi que la Scala fait de l'Art plastique? Et bien non, je lui demande simplement de venir participer à cette histoire. Si je demande à Yoann Bourgeois de venir travailler ici, on dira que la Scala fait du cirque? Non, la Scala demande juste à Yoann de développer un projet. Plus on aimera les artistes qui viennent ici, plus ils auront envie d'y revenir, et de faire vibrer ce lieu. Je ne les programme pas par rapport à une ligne spécifique, mais par rapport à un frisson qu'ils donnent à l'équipe entière et à l'esprit novateur qu'ils apportent avec eux. Un jour, je rêve qu'un martien débarque à la Scala, monte sur la scène et dise "Je viens à la Scala, parce qu'il paraît que, là-bas, on peut tout faire!". Et puis, je sais que chacun des artistes programmés viendra voir celui des autres. Ils se croiseront, dineront ensemble, partageront leurs loges, il va sortir quelque chose de ça. Et pour moi, la vraie réussite de la Scala serait que ces croisements aboutissent à quelque chose. Si la Scala pouvait être Nohant, j'en serai heureux.

N.D. : Que voudriez-vous dire aux plus jeunes? Aux futurs comédiens et directeurs de théâtre?
F.B. : J'ai 6 enfants, qui ont entre 27 ans et 8 ans, et ils sont le projet le plus important. Même si la Scala est un énorme projet que j'adore, je ne me considère pas comme directeur de théâtre. Parce que, s'il y a bien quelque chose dont je me fous complètement, c'est d'être directeur d'un théâtre. Par contre, la manière dont on a élaboré la programmation avec Pierre-Yves Lenoir et le mélange qu'il y a avec tous nos artistes, leur type d'art et le mélange de leur génération, fait qu'il n'y a pas de différence, selon nous, entre l'émergence et les plus anciens. Notre programmation 2018/2019 rassemble beaucoup de "jeunes", mais nous ne sommes pas partis sur l'idée de quotas, et au bout du compte, il y a un équilibre. Et cet équilibre est simplement représentatif de ce qui existe aujourd'hui.

N.D. : Dans six mois, que voudriez-vous que l'on dise de la Scala?
F.B. : "J'ai envie d'y venir". Mais il faut que tous le disent: public et artistes. Sans le savoir, avec ce lieu, nous avons répondu à un besoin de liberté. Une liberté de création pour les artistes, puisque nous sommes les seuls maîtres à bord, nous n'avons de compte à rendre à personne. Les théâtres aujourd'hui à Paris, en France plus largement, se sont beaucoup spécialisés: le théâtre pour la danse, pour les textes contemporains, pour les auteurs vivants, etc. Je pense que c'est une erreur. Aujourd'hui, plus le public a de choix, plus son libre arbitre se développe. Or le public parisien va tout voir. Pourquoi ne pas tout faire dans un même lieu alors? Ce serait beaucoup plus simple non? Dans ce même lieu, on y a ajouté un restaurant, un bar, pour que le public ait envie d'y rester, d'y croiser les artistes, de s'y sentir bien.

N.D. : Votre prochain rêve?
F.B. : Je peux difficilement répondre à cette question. La Scala ce n'était pas un rêve, ca a été un coup de foudre. La Scala va être notre maîtresse à Mélanie et moi pour encore quelques années. Alors, ce que je pourrais souhaiter c'est de ne jamais trouver "une méthode Scala". Si un jour nous trouvons un modèle économique qui fonctionne parfaitement et à répétition, ce jour là, je vends la Scala, cela ne m'intéressera plus.

N.D. : Un remerciement?
F.B. : À ma femme, Mélanie. Sans hésiter, sans réfléchir. Non pas pour son apport financier, mais aussi parce qu'elle a tout de suite compris mon projet, et qu'elle n'en a jamais douté. Et cela me rassure dans un sens, je l'en remercie.

BONUS: J'étais avec Rodolphe Bruno Baumier et Olivier Schmitt, on commençait à réfléchir aux premières choses que l'on voulait faire à la Scala, et à chaque fois que j'ai raconté la période "porno" de la Scala, tous les artistes me disaient "C'est génial! Il y a des ondes de dingue ici". Et je disais à Rodolphe et Olivier que la luxure suinte des murs ici. Même lorsqu'elle était un café concert, la Scala avait des pièces et des opérettes titrées "Paris fin de sexe", "La petite Grue du cinquième": donc que des histoires d'adultère. Pendant sa période cinéma, c'était la même chose. Toute la nouvelle vague est passée là. De quoi parle "Le Mépris"? De cul! Chic et élégant certes, mais de cul. On ne pouvait pas ne pas en tenir compte en repensant ce lieu. On a alors pensé à un projet. Ouvrir le théâtre à minuit, faire des spectacles une fois tous les 15 jours et confier la scène à un artiste et lui laisser carte blanche. Étant programmé à minuit, il peut faire ce qu'il veut! Le premier ayant répondu, c'est Olivier Dubois avec sa création "Prêt à baiser". C'est génial! Dans la Scala, il y a évidemment les notions de désir, d'excitation, qui sont constantes.

* Entretien vidéo réalisé et restranscrit par Nicolas di Tullio.
Paru le 28/09/2018